(Article paru dans l’Humanité, nouvelle formule, du 8 avril 2014)
L’élection d’un maire de secteur d’extrême-droite dans la partie nord de la ville a permis à la thèse du populo-lepénisme de prospérer. Au mépris de la réalité des résultats par bureaux.
Un maire d’arrondissement FN a été élu dans les quartiers nord de Marseille. Quartiers nord de Marseille= cités, banlieue dans la ville. Donc, les cités ont voté pour le FN. Il faut toujours se méfier des syllogismes et encore plus de celui-ci qui s’insinue manifestement dans les esprits et les écrits.
« Le vote FN progresse dans les cités », écrivait le principal quotidien régional au lendemain du 1er tour. Un semaine plus tard, un quotidien national, considéré comme étant celui de référence, allait plus loin : « Dans le nord de la ville, faite de cités aux noms d’arbres et de fleurs qui racontent mal leur délabrement (…) des « barres » investies depuis les années 60 par des Maghrébins puis des Comoriens, (…) se sont données à Stéphane Ravier (le leader du FN, NDLR), offrant à l’extrême-droite l’une des plus grosses prises de son histoire ». « Même les cités ont voté pour Ravier, tu te rends compte ? », a-t-on entendu, au soir du second tour, dans la bouche de jeunes militants socialistes, qui avaient, eux, à cet aveuglement, l’excuse du désespoir.
La réalité est autre : les cités de Marseille n’ont pas voté FN. Ce sont les chiffres, dans leur plus simple appareil, qui le disent. Prenons comme référentiel treize bureaux situés dans les quartiers populaires des 13e, 14e et 15e arrondissements (228000 habitants), dont les noms sont évocateurs à l’oreille de n’importe quel Marseillais (Malpassé, Frais-Vallon, la Busserine, Campagne-Lêveque, la Castellane). Le panel est pourtant imparfait puisque le découpage du périmètre des bureaux ne correspond pas toujours à une cité seule. Ainsi dans le bureau 1540, les électeurs des HLM du Castellas votent avec ceux de la copropriété assez recherchée des Lions.
Dans ces treize bureaux « tests », le FN recueille, lors des élections municipales de ce mois de mars 2014, 837 voix au 1er tour et 1236 voix au second contre 433 lors de ce même scrutin en 2008 et 1368 voix pour Marine Le Pen lors des présidentielles 2012. Le parti d’extrême-droite y totalise 14,3% et 17,26% des suffrages, soit la moitié de son score dans les deux secteurs (7e et 8e) concernés. Surtout, si l’on jauge de l’apport du supposé contingent de voix des cités dans la « cohorte » qui a poussé l’un de ses candidats au poste de maire de secteur, la fable apparaît : le parti de Marine Le Pen ne convainc que 5,29% et 7,81% des inscrits dans ces treize bureaux alors qu’il rassemble 18% des inscrits sur l’ensemble de ces arrondissements.
Pour autant, la question reste entière : comment un candidat d’extrême-droite l’a-t-il emporté dans les quartiers Nord de Marseille, objet fantasmé de nombre de médias nationaux mais dont l’histoire socio-économique et urbanistique est plus riche. Un rappel historique s’impose. La division de la ville naît au milieu du XIXe siècle, avec la création d’un nouveau port de commerce d’envergure, le Vieux-Port étant devenu trop étroit face à l’explosion des trafics. Les résultats des sondages apparaissent sans appel : le tirant d’eau est supérieur sur le littoral nord. Le premier quai ouvre en 1853, puis d’autres, décennie après décennie. L’industrie s’y installe, les ouvriers arrivent. La bourgeoisie se retire alors des quartiers du centre-ville vers ses nouvelles terres résidentielles du sud tandis que, dans le nord, l’industrialisation-urbanisation avale, un à un, ces petits villages (Saint-Joseph, Saint-Antoine, Saint-Louis, Sainte-Marthe…), aux portes de l’ancienne ville (dont le rayon n’avait jamais dépassé deux kilomètres autour du Vieux-Port) qui se retrouvent désormais incorporés à elle. Les villages deviennent ainsi les « noyaux villageois ».
La division devient fracture au moment du choc de la désindustrialisation, liée, à Marseille, à la fin de l’empire colonial sur lequel le « système marseillais » (l’interdépendance entre le port, le commerce, l’industrie et la cité), selon la formule de l’économiste Louis Pierrein, reposait tout entier. Entre 1975 et 1990, la ville perd 75000 emplois industriels.
La décolonisation produit un deuxième effet massif pour Marseille : l’arrivée des rapatriés, qu’il faut loger par dizaines de milliers. Des terres agricoles du nord de la ville, surgissent alors les fameux « grands ensembles », barres et tours qui offrent aux nouveaux habitants (pieds-noirs mais également travailleurs immigrés) des conditions de confort infiniment supérieures aux « bidonvilles » (Marseille en est, à l’époque, criblée) et même aux petits logements privés de l’arrière-port. Au même moment, dans les interstices entre ces cités naissantes et les « noyaux villageois », se construisent des zones de maisons individuelles, relevant soit du rêve solidaire (les Castors) soit de l’ascension sociale d’une petite classe moyenne. Cet habitat pavillonnaire sera complété, à partir du début des années 2000, par de nouvelles résidences construites au pied des collines qui ceignent Marseille, suite à l’ouverture à l’urbanisation décidée par Jean-Claude Gaudin. Ce sont dans ces bureaux que le FN a réalisé ses meilleurs scores et ce sont ces « citadins parcellaires » (formule du sociologue André Donzel, en référence aux paysans parcellaires du «18 Brumaire de Louis Bonaparte» de Karl Marx) qui permettent à Stéphane Ravier de parader dans la bastide Coxe, cette somptueuse bâtisse du XVIIIe siècle devenue mairie de secteur. Lorsque le leader d’extrême-droite remporte 177 voix dans quatre bureaux de cités du cœur du 14e arrondissement, il en engrange 1300 dans les quatre bureaux des « noyaux villageois » et lotissements qui les entourent… CQFD : Stéphane Ravier est l’élu (relatif, malgré tout, si l’on considère l’abstention massive) du « village » et du « périrubain », pas de la cité HLM…