Reportage

Acteurs, citoyens: la nouvelle Marseillaise des quartiers nord

(Photo Yohanne Lamoulère/Transit)

BlogYohanne

(Article publié dans l’Humanité du 5 févier 2014)

Assassinats, trafics de drogue, conditions socio-économiques déplorables : la réalité des  quartiers nord de Marseille ne s’arrêtent pas à ces stigmates. On y trouve aussi des jeunes qui bloquent un chantier pour y être embauché, des habitants qui organisent une marche contre toutes les violences et élaborent des propositions, un groupe de rap « La Relève » qui slame la vie et… l’Egalité. Bref, des habitants acteurs. En un mot : des citoyens.

Vêtu d’un jogging, Tedy tient le mur. Adossé, il y a posé son pied droit. Il sirote une orangeade. Face à lui : sa cité, le parc Bellevue, alias « Félix Pyat », alias le « 143 », la deuxième plus pauvre de Marseille. Juste derrière le mur, quatre grues surplombent le chantier des Docks Libres, programme de plusieurs centaines de logements géré par Nexity. La scène est trompeuse : Tedy n’attend pas que le temps passe. Il agit. Pas question que l’immense chantier ne profite pas à la cité et sa cohorte de chômeurs. Le lundi 13 janvier, aux aurores, des dizaines d’entre eux ont commencé le blocage du chantier, avec un papier en poche. Pour Tedy, 19 ans, c’est son Baccalauréat professionnel gros œuvre obtenu en juin 2013. Pour Samir, 40 ans, marié, 4 enfants, aide-maçon, c’est son CV. « On veut juste du boulot et on est qualifiés, la preuve », répètent-ils.

Au-delà de leur situation sociale, ils publient une « Lettre ouverte ». Extraits :

« Parfois, les médias parlent de jeunes en perte de repères, nous décrivant comme des personnes ayant fait un choix de vie négatif. Le choix de la facilité, de l’argent malhonnête, ou de l’oisiveté.

Nous sommes des femmes et des hommes et cela implique des choses que beaucoup taisent: nous rêvons, nous avons des projets, nous avons des opinions, nous aimons nos  familles et nos amis et nos familles et nos amis nous aiment!!!

Plus qu’ailleurs, nous souffrons de ce manque de considération, de cette relégation perpétuelle qui finit par se transformer en réclusion à ciel ouvert.

Nous souffrons de ce manque d’empathie ou plutôt de cette antipathie réflexe gravée dans l’inconscient collectif comme une insulte faite aux valeurs dont se targue le pays des droits de l’homme!

Nous souffrons de ce manque cruel de perspectives et d’opportunités que la discrimination de masse et le mépris institutionnel ont érigé en système!

Nous souffrons de ce que les gens croient savoir de nous. Mais cette souffrance, nous la vivons avec la dignité qui nous caractérise et nous ne nous complaisons pas dans la victimisation! »

Nexity fait la sourde oreille… 24 heures, 48 heures. Puis l’Etat, via le préfet, s’en mêle. Trois emplois directement sur le chantier et sept autres dans d’autres secteurs d’activité : le Parc Bellevue a gagné sa mobilisation, nouvelle pièce d’un puzzle naissant. Depuis quelques mois, les cités marseillaises ne sont pas seulement le théâtre d’assassinats liés aux trafics de drogue. Plus uniquement qu’un concentré de toutes les difficultés sociales. Elles constituent également un espace dans lequel des habitants-citoyens reprennent la parole, s’imposent comme des acteurs.

C’est une Marche, encore une, trente ans après celle pour l’Egalité, qui servit de déclencheur. Décidée après un énième assassinat, elle s’est déroulée le 1er juin 2013 et a porté une plate-forme en 23 points. Depuis, des divergences d’appréciations au sein du Collectif du 1er juin ont conduit à la création du Collectif des quartiers populaires de Marseille (CQPM), sans altérer la force propulsive de l’esprit du 1er juin. « On n’est pas coupables, on n’est pas complices, mais on est responsables de notre avenir : voilà ce que l’on a dit ce jour-là», résume Yamina Benchenni, co-initiatrice de la Marche contre toutes les violences. Marcheuse de 1983 et marcheuse de 2013, Marie-Laure Mahé, psycho-pédagogue, témoigne : « Le 1er juin a été un événement hyper important. L’idée était de dire : pouvoirs publics, entendez-vous, comprenez que nous avons des analyses, des propositions. On s’adressait aussi à l’ensemble de la ville de Marseille pour que cesse enfin ce regard stigmatisant sur les quartiers nord. » Pour Karima Berriche, directrice depuis plus de dix ans du Centre Social Agora, « le 1er Juin a cristallisé le changement de mentalité des habitants des quartiers populaires qui en ont marre du clientélisme ».

Nouvelle étape dans cette réémergence citoyenne: en décembre le CQPM a présenté ses « 101 propositions » (voir cqpm.over-blog.com) élaborées au cours d’assemblées populaires. Ni plus, ni moins que « notre projet de société pour les quartiers », dixit Marie-Laure Mahé. La finalité ? « Si ces 101 propositions essaiment dans la tête des politiques, pas de problème. Pourvu même que toutes soient reprises», assure Mohamed Bensaada, l’une des chevilles ouvrières du collectif, manipulateur radio de son état, « trop jeune lors de la marche de 1983, trop vieux pour brûler les voitures en 2005 ».

Mais faut-il attendre que les propositions soient reprises ? N’est-ce pas plus efficace de les porter soi-même ? A titre individuel ou collectif ? En cette période de campagne municipale, ces questions taraudent des militants des collectifs. Karima Berriche s’interroge : « Il n’est pas exclu que le collectif prenne la forme d’une organisation politique autonome portant les aspirations des habitants issus de l’immigration post-coloniale qui s’inscrirait clairement dans une gauche alternative ». En attendant, certains militants sont investis dans la démarche du collectif du Sursaut citoyen, dont on ne sait encore s’il présentera une liste en mars prochain. D’autres seront candidats sur la liste du PS. Yamina Benchenni a, elle, choisi de sauter le pas et de s’engager avec le Front de gauche. « J’étais arrivée à un point de réflexion qui m’obligeait à prendre une décision. Je ne rentre pas dans un parti, je rentre dans un programme. Je m’engage sur la base de valeurs et de convictions », explique-t-elle, devant un café…

En forme d’épilogue, passons d’un cliché à l’autre, de Tedy à… Ryan. Ce lycéen de 18 ans a les yeux fixés sur son portable. Face à lui, un ordi. Encore sur Facebook, ou à « smser », comme tous les jeunes ? Il appuie sur une touche et une musique se déclenche. Il replonge dans son « phone » et, soudain chante. La surprise est telle que seules des bribes nous parviennent. « Je plonge vers le sheitan (diable, NDLR) depuis que t’es monté aux anges », « J’en ai marre des frères qui meurent… juste pour de l’oseille ». La musique s’arrête. Les potes – Chadali, Faisoil, Andnane et Karim –acquiescent. Les cinq forment la Relève, collectif « cornaqué » par Daouda, à l’éternel bonnet en laine, qui gère depuis plusieurs années des ateliers d’écriture dans les quartiers nord.

Dans leur écriture, ils sont passés de l’« egotrip » (on flatte son propre ego) au « conscient » (comme le texte cité). Ils voudraient aller encore plus loin dans les thèmes abordés (discriminations, couleur de peau, injustices), comme ils en offrirent un avant-goût lors de la conférence de presse de présentation des « 101 propositions » du CQPM.

Chadali, alias Shadali (14 ans): « Je t’affirme que nous naissons tous libres et égaux. Ma liberté, je la trouve dans une chanson et d’autres au bout d’un mégot.»

Andnane, alias Dikson (19 ans): « Que l’on se mette d’accord, les hommes ne naissent pas libres et égaux ici. On trouve sa liberté quand on trouve la force de notre ego. »

«Egaux » et «égos » : quand le « flow » des cités définit la « battle » de la Cité.

(1) On peut suivre leur pérégrination sur filma.fr, voir la rubrique « Le talent avant le succès ».

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